Oskar Guilbert, le miraculé du jeu vidéo français
Le quadra sera l’une des stars de l’E3, le Salon mondial du jeu vidéo à Los Angeles. Après avoir frôlé la faillite, l’éditeur français est aujourd’hui plébiscité.
Le Monde | 13.06.2016 à 11h34 âą Mis Ă jour le 13.06.2016 à 14h30 | Par William Audureau
Il est attendu. Et il le sait. Mais pas de quoi effrayer Oskar Guilbert. « Sâouvrir aux autres, aller vers eux, câest sans doute trĂšs politiquement correct, mais ça me tient Ă cĆur. » La voix est Ă la fois douce et caverneuse. Ce Polonais de 41 ans, arrivĂ© en Alsace au ÂdĂ©but des annĂ©es 1980, sâapprĂȘte Ă faire le voyage Ă Los Angeles, oĂč se tient du 14 au 16 juin lâElectronic Entertainment Exposition (E3), le plus grand Salon annuel de jeux vidĂ©o. Il y prĂ©sentera Vampyr, le nouveau projet du studio Dontnod, qui pourrait ĂȘtre lâune des attractions de lâĂ©vĂ©nement.
Ce grand gaillard aux cheveux poivre et sel est aujourdâhui Ă la tĂȘte dâun des studios français les plus en vogue. Une entreprise qui revient de loin. AprĂšs avoir frĂŽlĂ© la fermeture en 2013, Dontnod a connu la consĂ©cration critique et commerciale en 2015 avec Life is Strange . plus dâun million de copies physiques vendues. Une enquĂȘte intimiste sur une jeune Ă©tudiante en photographie dans un campus en proie Ă des phĂ©nomĂšnes surnaturels. Ce jeu dâaventure Ă la construction scĂ©naristique vertigineuse a rĂ©coltĂ© plus dâune dizaine de prix internationaux prestigieux, comme celui du meilleur jeu original aux Global Game Awards, ou encore celui du meilleur scĂ©nario aux British Games Academy Awards.
« Câest un titre qui touche les gens profondĂ©ment, et de tous les Ăąges, se fĂ©licite Oskar Guilbert. On nous a mĂȘme envoyĂ© une vidĂ©o oĂč des joueurs dâune vingtaine de nationalitĂ©s se sont filmĂ©s sur Skype, et nous ont dit âmerci â dans leur langue, en polonais, en arabe, en anglais⊠Jâavais les larmes aux yeux. Câest un vrai phĂ©nomĂšne gĂ©nĂ©rationnel. »
« Un pari fou »
Avec Vampyr, sa toute nouvelle production, annoncĂ©e pour 2017, Dontnod se retrouve pour la premiĂšre fois dans la position du studio qui a acquis une notoriĂ©tĂ© internationale et dont les prochains projets sont Ă©piĂ©s de prĂšs. « Il y a un vrai enjeu. On lâavait dĂ©jĂ montrĂ© Ă Paris. mais lĂ il y a beaucoup plus de mĂ©dias et dâattention. Câest comme si câĂ©tait une premiĂšre ». rĂ©sume le cofonÂdateur de lâentreprise. Pourtant, aprĂšs Life is Strange et son ambiance ouvertement inspirĂ©e du festival de cinĂ©ma amĂ©ricain indĂ©pendant de Sundance, Vampyr propose une tout autre atmosphĂšre. celle dâun jeu de rĂŽle dans le Londres lugubre des annĂ©es 1910, en pleine grippe espagnole. « Cela ne sera peut-ĂȘtre pas le mĂȘme public qui y jouera. Câest un autre genre. mais cela reste un jeu Dontnod et on sait que certains nous suivent dĂ©sormais pour ça », reconnaĂźt M. Guilbert.
Pour le studio parisien fondĂ© en 2008, cette notoriĂ©tĂ© soudaine est presque inespĂ©rĂ©e, aprĂšs les difficultĂ©s financiĂšres traversĂ©es en 2013. Son premier projet, Remember me, avait cumulĂ© toutes les tares possibles. budget colossal (prĂšs de 20 millions dâeuros) et Ă©chec commercial cuisant. Lâindustrie du jeu vidĂ©o française, premiĂšre en Europe au tout dĂ©but des annĂ©es 2000, sort alors dâune dĂ©cennie dâĂ©checs et de fermetures en pagaille. Lâeffondrement du marchĂ© de la Nintendo DS, qui valait Ă de nombreux petits studios de vivre de projets de commandes, achĂšve de mettre Ă genoux la filiĂšre. Mais Dontnod veut ĂȘtre lâexception. « On ne voulait pas faire un petit jeu âindĂ©pendantâ, mais une grosse production triple AAA [qui coĂ»te plusieurs dizaines de millions dâeuros]. Ce qui Ă©tait un pari fou, il faut le dire », reconnaĂźt M. Guilbert.
A lâorigine de cette entreprise audacieuse, cinq cofondateurs, qui se sont pour la plupart rencontrĂ©s lors dâun projet Ă gros budget chez Ubisoft. « Oskar, câest quelquâun de discret, mais qui a une vision de lĂ oĂč il veut aller et qui sait trĂšs bien sâentourer, analyse Julien Villedieu, directeur du syndicat professionnel SNJV. Le jeu vidĂ©o, câest un processus de crĂ©ation collectif et Dontnod en est la parfaite illustration. » Parmi eux, Oskar Guilbert est le « M. Techno » de lâĂ©quipe. ÂTitulaire dâune thĂšse de doctorat en informatique, dĂ©crochĂ©e Ă lâuniversitĂ© de Strasbourg oĂč il a enseignĂ© deux ans, il a bifurquĂ© dans le domaine du jeu vidĂ©o Ă la fin des annĂ©es 1990, y officiant durant de nombreuses annĂ©es comme programmeur.
« ProblÚmes de trésorerie lourds »
« Câest un ancien chercheur au parcours assez fou, souligne CĂ©dric Lagarrigue, prĂ©sident de Focus Home Interactive et Ă©diteur de Vampyr. Il a cette vision qui peut paraĂźtre un peu dĂ©lirante, mais il va au bout de ce quâil annonce. » Le premier jeu de Dontnod, ÂRemember Me, dĂ©peint notamment Paris sous les flots en 2084. Si cĂŽtĂ© scĂ©nario, le projet sâappuie sur le riche univers imaginĂ© par lâĂ©crivain de science-fiction Alain Damasio (La Horde du Contrevent ), dâun point de vue technique, il repose sur de complexes simulations informatiques dâĂ©coulement de fluide. Câest cette technologie qui permet Ă Dontnod dâobtenir une subvention dâenviron 30 000 euros lors dâun concours scientifique organisĂ© par le ministĂšre de la recherche, 20 000 euros auprĂšs dâun investisseur, de gagner le soutien majeur dâun millionnaire bulgare, lui-mĂȘme titulaire dâune thĂšse de doctorat, puis, enfin, de Sony. De quoi sâoffrir un financement digne des titres des gĂ©ants amĂ©ricains.
Las. MalgrĂ© sa technologie innovante et ses ressources financiĂšres colossales pour un studio français indĂ©pendant, le projet se solde par un Ă©chec. LĂąchĂ© par son premier Ă©diteur, Sony, commercialisĂ© en catimini par son Ă©diteur dĂ©finitif, Capcom, et Ă©clipsĂ© le jour de sa sortie par la nouvelle superproduction de la PlayStation 3, The Last of Us, le jeu sâĂ©coule Ă seulement 400 000 piĂšces (ventes physiques). Un chiffre dĂ©risoire pour un jeu Ă grand budget.
« On sâest retrouvĂ© avec des problĂšmes de trĂ©sorerie lourds, les Ă©diteurs ne voulaient pas signer avec nous. CâĂ©tait difficile. On nâest pas passĂ© si loin que ça de mettre la clĂ© sous la porte ». se souvient Oskar Guilbert. MalgrĂ© 400 000 euros de subvention du CNC en 2013, Dontnod est placĂ© en redressement judiciaire dĂ©but 2014, et change son fusil dâĂ©paule. « Des projets qui emploient jusquâĂ 100 personnes, coĂ»tent plusieurs dizaines de millions, on sâest dit quâon ne les ferait plus. Pour comparer avec le cinĂ©ma, on a renoncĂ© Ă faire du Avatar, pour faire des productions Ă la mode du festival Sundance. » Pour Life is Strange, le studio part sur un budget de ÂprĂ©production de 4 millions dâeuros, mais ne renie pas sa sensibilitĂ©. « Câest un studio qui attache beaucoup dâimportance Ă lâhistoire et Ă lâunivers, et ce fil rouge sâest retrouvĂ© dans leurs productions suivantes ». relĂšve ÂJulien Villedieu.
Le thĂšme de la mĂ©moire, de la manipulation mĂ©morielle et des trajets dans le temps font ainsi le voyage de Remember me Ă Life is Strange. Avec une certitude, nouvelle. « On a dĂ©cidĂ© quâil fallait que les mĂ©caniques de jeu soient imbriquĂ©es Ă lâhistoire. » Cette approche transpire dans Vampyr. A la fois mĂ©decin en pleine Ă©pidĂ©mie de peste et buveur de sang condamnĂ© Ă survivre. le joueur devra faire des choix. « On va travailler la dualitĂ© ». annonce M. Guilbert.
La question du sens, une marque de fabrique
La question du sens, si accessoire dans nombre de productions, est ainsi devenue lâune des marques de fabrique du studio. Oskar Guilbert voit encore plus loin.
« On voudrait que les AmĂ©ricains pensent que nous sommes amĂ©ricains. Bien sĂ»r, on est fier dâĂȘtre parisiens, mais ce nâest pas ce quâon met en avant. On a Ă©crit lâhistoire de deux AmĂ©ricaines sur la CĂŽte ouest qui a peut-ĂȘtre Ă©tĂ© mieux racontĂ©e que si ça lâavait Ă©tĂ© par des AmĂ©ricains eux-mĂȘmes. LĂ , on va faire un jeu de vampires dans Londres, et peut-ĂȘtre que des Anglais penseront quâil a Ă©tĂ© conçu par des dĂ©veloppeurs de chez eux. Câest ça, notre envie. »
Pour cela, lâancien programmeur sait lâimportance de recruter. « Dontnod, câest un peu la dream team en France , applaudit CĂ©dric ÂLagarrigue, son Ă©diteur. Le succĂšs de Life is Strange leur a permis de recruter plus facilement. » Du reste, le studio derriĂšre Life is Strange nâest pas le seul en Ile-de-France sur son crĂ©neau. Styx, Technomancer, ou encore Boston, de nombreuses crĂ©ations et projets de jeux dâaventures dâautres crĂ©ateurs franciliens intĂšgrent une importante dimension narrative.
Ce qui pourrait passer pour une concurrence stĂ©rile sâavĂšre au contraire une chance. la montĂ©e en puissance des studios parisiens limiterait la « fuite des cerveaux » vers MontrĂ©al, oĂč les grands Ă©diteurs, dont Ubisoft, ont installĂ© une bonne partie de leurs Ă©quipes, pour profiter dâavantages Âfiscaux. « Si quelquâun quitte Dontnod pour aller Ă MontrĂ©al, câest plus difficile de le faire revenir. alors que sâil reste dans un studio Ă Paris, câest plus simple », note Oskar Guibert.Depuis quelque temps, des dĂ©veloppeurs français expatriĂ©s au Canada font dâailleurs le choix de revenir. Le succĂšs de Life is Strange nây est pas Ă©tranger.